Puisque "tout est foin"
Si Le Parpaing a pour objectif principal la professionnalisation de la filière, il n’en demeure pas moins un projet laboratoire qui interroge les modèles économiques, postures politiques, vecteurs esthétiques et symboliques du réemploi. C’est dans cette dynamique que nous lançons Puisque “tout est foin”, un projet d’installation architecturale questionnant notre rapport aux ressources et aux motifs de leur obsolescence.
EDITO ↓
Du salon à la “foire-expo” et du musée à l’open space, l’usage de la moquette décrit une trajectoire exponentielle. Déjà largement répandue et diversifiée dans ses applications, c’est au format d’une dalle carrée (50x50cm) que se rencontre majoritairement cet élément. Incarnation de l’univers tertiaire, comme le sont les modules de faux plafond et la machine à café, la moquette accomplit son rôle thermique en réduisant l’effet de “paroi froide”. Elle contribue également à la qualité acoustique des lieux par l’absorption des bruits aériens et solidiens. Ces deux principales fonctions techniques sont assurées avec toute la praticité et la souplesse qui appartiennent aux systèmes modulaires. À celles-ci s’ajoute un vecteur esthétique, qui se traduit par une large palette de couleurs et de motifs. Ce volet est essentiel à la compréhension des enjeux embarqués par le gisement. L’éventail des options décoratives, couplée à la nature réversible des matériaux de construction appartenant au second œuvre (ou “œuvre léger” qui n’affecte ni la solidité, ni la stabilité d’un édifice), charge cet ouvrage d’un rôle symbolique. Par son renouvellement fréquent, cet élément est l’artisan du “coup de propre” et accompagne, voire incarne : un changement de propriétaire, le dynamisme d’une nouvelle direction, ou l’image de marque “rafraîchie” d’une entreprise.
Pourtant particulièrement résistant, de facture industrielle et aisément interchangeable, cet élément n’a pas l’occasion de s’inscrire dans le temps et de prouver ainsi son aptitude à lutter contre l’usure. Son obsolescence est davantage esthétique que normative ou technique. La fréquence de remplacement des moquettes en dalles (5 à 7 ans) n’est donc pas liée à leur dégradation matérielle. Elle est plutôt le fruit d’effets de mode, qui incitent au renouvellement selon des cycles de plus en plus courts. Ce phénomène est l’indice d’un basculement progressif du bâtiment, ressource pourtant immobilière, vers une logique spéculative faite de mouvements et d’objets soudainement périssables. Paradoxe d’autant plus criant qu’une dalle finit d’émettre dans l’air les particules polluantes issues de sa fabrication dans ce même délai de remplacement. Se bonifiant ainsi sur le plan sanitaire, la moquette pourtant assainie, ne peut échapper à son destin : sa substitution par un équivalent neuf, véhicule symbolique de nouveauté.
Ses chances de réemploi sont amoindries par son statut d’élément ordinaire. Dépourvu de valeur d’ancienneté (l’antiquité architecturale) ou d’exception (l’objet de design signé), il devient déchet subitement. Il apparaît alors comme un “consommable”, à l’échelle de la vie d’un édifice. La bascule soudaine du statut de produit vers celui de déchet, trouve ses fondements dans une économie et un système de valeur qui se prémunissent de l’usure par le renouvellement et non l’entretien ou la réparation. L’immédiateté du renversement qui change la ressource en rebut et précipite un objet de convoitise en motif de désintérêt, pose la question du modèle de production des biens matériels et des comportements qu’ils cristallisent. Comme dans Le chariot de foin (peinture en triptyque exécutée par Jérôme Bosch, 1501-1502), allégorie de la vanité des biens terrestres issu du folklore populaire flamand, l’accès aux ressources façonnent nos rapports humains et la relation entretenue avec le vivant et la matière. L’œuvre du peintre a des allures de danse macabre et présente, de manière exacerbée, les travers dont l’humanité fait preuve au contact du foin, monnaie d’échange et source d’envie. Qu’il s’agisse de foin ou de moquette, l’observation d’une société humaine par le prisme de la ressource (sa nature, sa gestion, son commerce), nous renseigne sur la hiérarchie des valeurs qui la régissent.
Dans un contexte de production capitaliste et spéculatif, les comportements humains vis-à-vis d’une ressource peuvent paraître irrationnels. Tout élément connaît ainsi des fluctuations de sa valeur, parfois brutales, au cours de son cycle de vie. Tantôt convoité puis déprécié, un objet peut “être foin” puis rebut, sans que son propre état n’en justifient sa destitution. Questionner l’origine de ces variations propose de réfléchir au système moral qui les a engendrées. Ainsi, le spectre des valeurs qui déterminent l’usage et le sort d’un matériau nous renseigne sur les contours de son mode de production et sur la silhouette du paradigme dans lequel il s’inscrit. Dans un monde où il coûte plus cher de prendre soin que de remplacer, tout artefact générique qui ne serait pas protégé par une facture singulière fera difficilement preuve de longévité.
C’est ainsi que la notion d’esthétique rencontre celle de durabilité. L’une est fonction de l’autre et ce rapport de sujétion s’exerce dans les deux sens. La charge esthétique d’un ouvrage force son entretien et sa préservation, actionnant un ressort affectif et sentimental. Inversement, l’action du temps (patine et romantisme de l’altération) et les efforts réalisés pour maintenir en usage un élément (kintsugi et autres pratiques de réparation/restauration) véhiculent une forme de beauté. L’une et l’autre de ces notions se rencontrent sur le terrain de l’usure et des systèmes de résistance, luttes et astuces qu’on y oppose. Dans cette dynamique, le réemploi est la cheville ouvrière d’une nouvelle esthétique qui fonde son caractère sur l’acceptation de la trace, la reconnaissance de l’usure et le développement de processus visant à entretenir ou transposer en cascade l’usage d’un matériau. L’image de la cascade renvoie à la déclinaison progressive, pour un même élément, de son utilisation. Cette pratique s’échelonne tout au long de son cycle de vie, afin d’amortir son bilan environnemental à chaque opportunité de requalification.
À travers ce prisme, la moquette peut échapper à sa condition d’élément générique, avatar du monde tertiaire et fusible des rénovations, condamnant systématiquement le gisement au statut de déchet. L’étape du retravail, indispensable à toute opération de réemploi, peut être appréhendée comme une action qualitative apportant de la valeur au produit. Allant au-delà d’un simple nettoyage, le retravail devient une forme d’investissement qui renchérit la faible valeur marchande d’un objet déprécié. Cet apport est d’autant plus légitime quand l’élément en question subit un phénomène de déclassement lié à sa charge symbolique et non à ses caractéristiques techniques. Une fois fait le pari de l’esthétique comme vecteur de longévité, la filière réemploi peut s’appuyer sur une forme d’artisanat, qui convoque un éventail de pratiques allant du low-tech au high-tech. Celles-ci peuvent ainsi opérer un changement de vocabulaire (du générique au particulier), une mutation de registre (du tertiaire au domestique) et un renversement des valeurs (de rebut à ressource).
Si le foin incarne et essentialise l’idée de ressource matérielle, son image objective également le potentiel spéculatif qu’il contient et les passions qu’il déchaîne par son exploitation, son morcellement et son échange. Dans un monde qui admet difficilement la finitude de ses ressources, les modèles extractivistes et néolibéraux perdurent. Alors que tout système de pensée finit par se traduire sur le plan organisationnel et matériel, c’est ici la limite matérielle, elle-même, qui dicte un nouveau réseau de contraintes et encourage l’apparition de philosophies alternatives. L’épuisement des gisements naturels engage à voir de la ressource dans l’excédent, le résidu, le déjà-là. Ces considérations invitent à penser autrement notre rapport aux choses matérielles en interrogeant collectivement les fondements économiques, techniques et moraux qui organisent et décrètent la désuétude comme la noblesse, puisque décidément “tout est foin”.